Histoire Evry 2. Eléments pour comprendre
Le cas des marchés universitaires corrompus
Il arrive que des marchés universitaires fonctionnent eux aussi sur la valeur de l’incompétence.
Les règles en sont :
la fidélité à un mandarin est plus importante que le mérite (recherche ou enseignement)
le « crédit » est la dimension essentielle du fonctionnement du marché. Quand une commission se
réunit pour des nominations, les mandarins font passer les poulains de leurs collègues sachant
que ceux-ci leur rendront la pareille dans une situation similaire future. S’ils ne le font pas, ils
savent qu’ils seront l’objet de rétorsion. Le système peut durer des années, voire des dizaines
d’années, ce qui est l’horizon temporel de la réalisation des échanges, de la matérialisation des
certificats de crédit.
Un mandarin qui approche de la retraite n’est brusquement plus rien. Tout le monde sait qu’il
ne sera plus à même de rendre dans le futur un crédit effectué dans le présent. Donc, il n’a plus
aucun pouvoir.
Dans un tel marché, les universitaires qui ont les postes ne sont pas juste mauvais, ils sont
pires que la moyenne. Ils forment une kakistocratie, le pouvoir des mauvais. Pourquoi ? Estce
simplement du fait d’un arbitrage : les meilleurs en recherche n’ont pas le temps de se
consacrer aux jeux de pouvoir, et ceux qui se consacrent aux jeux de pouvoir ne peuvent plus
faire de recherche ? Il y a de cela, bien évidemment. Mais ce n’est pas la seule, ni même l’explication
centrale. L’incompétence est un signal envoyé aux collègues : ils voient que sans le
système, vous n’avez aucune chance de faire carrière, donc que vous serez loyal. Quand on
récompense un bon, il estime que ce n’est qu’une reconnaissance naturelle de ses talents et il
n’est pas autant enclin à la loyauté – Machiavel a théorisé cela. Au pire le candidat, au plus
haut le pouvoir de celui qui a réussi à le faire nommer. L’incompétence est une façon de se lier
les mains dans certains domaines, de montrer que l’on devra tout au système, donc de l’assurer
de sa loyauté future. Un de ses professeurs avait dit à Diego Gambetta : « quand vous êtes
bon dans ce que vous faites, il faut toujours vous excuser. » Un collègue économiste avait la
vision dynamique suivante : de génération en génération, on choisit de pire en pire, jusqu’à ce
qu’on en soit à un niveau d’incompétence tel que le système n’est plus capable de distinguer
entre un incompétent et un bon, donc de donner le poste au premier. A ce moment-là, un renversement
est possible.
Questions et réponses
Questions - Si le système est vrai, alors le moyen de progresser est de feindre l’incompétence ;
mais si je feins moi-même l’incompétence, alors je me doute que d’autres font pareil – chacun
soupçonne l’intelligence cachée des autres, et le système ne peut plus fonctionner. Pensezvous
que les mafieux sont conscients de cette dimension de l’incompétence et qu’ils en
jouent ? Mais s’ils en jouent, encore une fois, le système ne peut pas fonctionner comme vous
l’analysez.
Réponses de Diego Gambetta – il y a là une série de très bonnes questions. Les mafieux sont-ils
conscients de la manière dont le système fonctionne et feignent-ils l’incompétence ? Ils ont
une intelligence pratique du système (je n’ai jamais dit qu’ils étaient totalement incompétents
sur tous les plans, il s’agit d’une incompétence sélective ; sur le plan de la supervision et
de leur rôle d’arbitre, ils sont compétents) : ils savent visiblement (même s’ils n’en jouent pas
consciemment), qu’ils ont intérêt à se positionner d’une certaine manière dans le jeu, ce positionnement
étant celui de l’incompétence. Ils savent, encore une fois d’une intelligence pratique,
qu’on ne leur reprochera pas leur incompétence, que celle-ci ne menace pas le respect
qui leur est dû, qu’elle le favorise plutôt. Par ailleurs, il y a un phénomène de spécialisation :
certains se spécialisent dans la compétence, d’autres dans l’incompétence, il y a là une forme
de spécificité des actifs (« asset specificity »). Le passage (« switch ») de l’un à l’autre devient
de plus en plus coûteux au fil du temps. Enfin, le cas universitaire illustre un autre point
important. Dans un système corrompu, la pire corruption vient du fait que plus personne ne
sait où il se situe dans l’échelle de l’incompétence. Les incompétents se retrouvent entre eux
et il n’y a plus de point de repère. On peut se croire un compétent jouant le jeu de l’incompétence
alors que l’on est réellement devenu incompétent. Le seul moyen de savoir est de sortir
du système en essayant de publier dans des revues à relecteurs anonymes ou des presses universitaires
prestigieuses (mais la corruption du système ne peut-elle pas à aller jusqu’à créer
des revues entre incompétents fonctionnant sur le mode du système corrompu ?)
Question – votre analyse fait peu de place aux institutions.
Réponse – Pour faire de la bonne théorie, il faut s’éloigner du sens commun, des réponses évidentes.
Les institutions forment une réponse trop évidente lorsque l’on s’interroge sur les
phénomènes de confiance, de loyauté réciproque. Par leur évidence, elles masquent les phénomènes
plus subtils et plus intéressants. C’est aussi pourquoi je m’intéresse à un cas aussi
extrême que la mafia : on est face aux individus les plus « bruts » qui soient et qui ont peu
d’institutions. Du coup, leur fonctionnement fait apparaître des mécanismes originaux et
plus fondamentaux que les institutions.
Source :
Dumez Hervé, 2006, "La valeur de l’incompétence : le cas de la Mafia et celui de la corruption universitaire, une approche
méthodologique", notes du séminaire de Diego Gambetta, 9 décembre 2005, Le Libellio d'Aegis, n° 2, février, pp. 21-24
http://crg.polytechnique.fr/fichiers/crg/publications/pdf/2006-03-13-992.pdf
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